Mercedes et ligne de démarcation,
Elias, Liban, 1976

Pour rentrer au Liban, le père de ma mère n’a pas pris l’avion mais la voiture. Après Paris, il s’est rendu avec Elias en Allemagne dans une ville dont personne dans ma famille ne se rappelle le nom. Ils ont acheté deux Mercedes pour les ramener au pays. À l’époque, de nombreux Libanais usaient du même stratagème pour acquérir des voitures allemandes, c’était beaucoup moins coûteux et les Libanais n’ont confiance que dans les voitures allemandes car, selon ma mère, « il y a toujours eu de bons garagistes au Liban pour les Mercedes et les BMW ».

Sur le trajet, en Hongrie, l’une des Mercedes a rendu l’âme. Ils l’ont laissée sur le bas-côté et ont poursuivi leur route dans la Mercedes avec laquelle, vingt-cinq ans plus tard, j’ai appris à conduire.

Elias est resté au Liban. Son histoire avec les phalangistes s’était tassée et il voulait mettre les mains dans le cambouis, s’impliquer pleinement dans le conflit. À peine arrivé, il s’est engagé auprès des communistes libanais, il est devenu recruteur. Il parcourait le Liban afin de convaincre de jeunes hommes de prendre les armes. Sa mission principale était de recruter le maximum de chrétiens qui, naturellement, étaient du côté des phalangistes, mais il se rendait aussi chez les chiites, les délaissés du Liban, une communauté majoritairement paysanne donc plus pauvre et plus facile à embrigader. Il leur promettait un salaire par mois et un paquet de cigarettes par jour. Elias connaissait du monde, beaucoup de monde. Partout où il allait, on le saluait, on l’invitait au café et on ne voulait pas le voir partir. Il savait parler et plaire aux gens. Ses journées étaient remplies, il dormait peu et à chaque fois dans un appartement différent. Les phalangistes le traquaient de nouveau en raison de son activité de recruteur. Elias avait donc fui Beyrouth-Est, où les forces chrétiennes régnaient, pour Beyrouth-Ouest dirigée par les forces progressistes et musulmanes alliées aux Palestiniens.

Avant la guerre, Beyrouth n’était pas divisée, les communautés vivaient mélangées. On trouvait des musulmans à l’Est et des chrétiens à l’Ouest mais très vite, quelques mois après le début des hostilités, une ligne de démarcation a séparé les quartiers musulmans de Beyrouth-Ouest des quartiers chrétiens de Beyrouth-Est.

Même si certains musulmans vivaient encore à l’Est et des chrétiens à l’Ouest, le conflit s’éternisant, et malgré quelques moments d’accalmie, chaque secteur est devenu de plus en plus homogène jusqu’à finir par séparer également dans Beyrouth, des années plus tard, les chiites des sunnites dans les quartiers musulmans.

Bien après la fin de la guerre, j’avais été surpris quand je me suis installé à Beyrouth de rencontrer beaucoup de jeunes de mon âge qui ne s’étaient jamais rendus, même pas une fois, « de l’autre côté », « chez les autres » et cela dans les deux sens. Les parents avaient transmis leur peur à leurs enfants et même si cette ligne de démarcation n’existait plus, elle restait dans les esprits de beaucoup de Libanais.

Elias, lui, vivait comme si cette ligne de démarcation n’existait pas. Il n’a jamais cessé de la traverser malgré les risques de se faire tirer dessus par un franc-tireur. Pour lui, Beyrouth ne pouvait être qu’une et indivisible, il n’y avait pas d’un côté les chrétiens et de l’autre les musulmans mais seulement des Arabes, de l’Est à l’Ouest.

 

Je questionne ma mère à propos de son frère Elias mais elle n’aime pas répondre à mes questions. Elle les fuit, elle grimace, elle se lève puis décroche son micro de sa chemise de nuit. C’est un sujet qu’elle voudrait que je n’aborde pas. Elle ne veut rien me dire ou elle ne sait rien. Je n’en ai aucune idée. Parfois je la suis et j’insiste, elle me conjugue alors au négatif le verbe savoir au présent : « Je ne sais rien, tu ne sais rien, on ne sait rien » puis elle ajoute : « Et je ne veux rien savoir. »